Pierre Morel

Journal de bord réflexif, intime, et politique

Et si les photojournalistes étaient les plus aptes à sur-vivre aux mutations des médias ? (3/5)

Ce billet est le troisième– d’une série de 5 – sur l’avenir du photojournalisme. Voir aussi l’introduction (1/5), « Historiquement, les photojournalistes se sont organisés en dehors des rédactions » (2/5), « Quels modèles pour financer et diffuser le photojournalisme ? » (4/5) et la conclusion « Des questions essentielles à résoudre pour cette nouvelle ère du photojournalisme » (5/5).

2.a/ Le photojournalisme, un travail d’auteur qui se valorise

Une signature

Bien plus que le texte, le documentaire vidéo ou le travail sonore, le photojournalisme se caractérise comme un travail d’auteur et est reconnu comme tel. Par là, j’entends que les photojournalistes sont peut être les journalistes qui revendiquent le moins une objectivité sur le monde qu’ils parcourent : ils sont les premiers à affirmer un regard particulier sur les évènements. La société fait peu de différences entre la photographie et le photojournalisme, entre le photographe auteur et le photojournaliste.

Photographe

Cette spécificité due au médium et à la revendication des photographes journalistes pour être reconnus comme des individus créateurs (auteur) est aujourd’hui l’une des plus grandes richesses pour notre profession. Elle l’est car c’est ce qui nous permet de trouver une place dans l’océan d’images dont nous sommes abreuvés. En développant un style, un regard, une écriture, un propos, en somme une signature, le photojournaliste peut se différencier de la production des agences filaires, des sites de microstock ou de l’immense masse uniforme de photos réalisées par les photographes dits « amateurs ». Il faut alors savoir se tirer vers le haut et être le plus photographe possible, le plus singulier. C’est cette différenciation qui crée aujourd’hui une plus-value pour celui qui va vous faire travailler.

On a beaucoup décrié la pratique photographique des « amateurs » présentés comme les responsables des maux de la photographie professionnelle. Il est vrai que la démocratisation de l’appareil photo numérique aura permis d’une part, aux agences d’équiper d’excellents correspondants à travers le monde ((Jean François Leroy de Visa Pour l’Image leur rendait récemment hommage « La couverture de l’opération de l’armée israélienne « Plomb durci » à Gaza, est un exemple qui illustre effectivement cette mutation. Pendant les événements de Gaza, les photographes palestiniens ont été très bons, c’est vrai, et d’abord ils étaient tout seuls sur le terrain, l’armée israélienne ayant verrouillé les frontières aux envoyés spéciaux étrangers. Cette année, Visa pour l’Image va tirer un grand coup de chapeau aux photographes gazaouis. On leur rendra hommage comme on l’avait fait il y a trois ans avec les photographes irakiens. Il est vrai que les photojournalistes locaux ont énormément progressé. Cela a été rendu possible parce que des photographes étrangers, venus en reportage dans leurs pays, les ont formés sur place. Mais la qualité des photographes étrangers n’est pas un scoop : au début des années 1980, pendant laguerre du Liban, les photographes libanais ont fait des photos formidables »)) et d’autre part à de nombreux photographes citoyens d’être les capteurs privilégiés d’évènements d’actualités. Cette évolution me semble inéluctable. Elle signe la fin du règne du photographe témoin qui est là où il faut, au bon moment, avant les autres. C’était Gamma par exemple où les photographes partait en avion au jour le jour au 4 coins du monde pour faire des reportages en fonction de l’actualité. Aujourd’hui, la production généralisée d’images de qualités par des photographes non professionnels a rendu dispensable le travail d’un photojournaliste, d’un photographe. Le niveau d’exigence envers notre travail a, de facto, augmenté. Il nous convient de nous donner les moyens de nous rendre indispensable à nouveau.

Journaliste

Outre l’affirmation d’une signature de qualité, le sens journalistique du photo-reporter est souvent négligé. Il faut mettre en avant et travailler sa capacité à enquêter, à trouver des sujets, à pouvoir raconter une histoire en images. Nous devons renforcer nos spécialisations sur les sujets et thèmes de sociétés qui nous tiennent le plus à coeur. Il faut continuer à chercher des histoires originales, des angles différents. Le photojournaliste doit aller plus loin que le simple espace publique accessible à tout un chacun. Mais ce travail journalistique pour les photographes indépendants doit être fait en connaissance de cause afin de ne pas tomber dans une déviance déontologie où l’on cherche uniquement le sujet le plus vendeur, les images les plus choquantes.

A la fin de l’année 2008, Gérald Holubowicz nous proposait 10 conseils à suivre pour être un bon photojournaliste. Son billet est à relire et offre de précieuses indications pour les photojournalistes confirmés ou débutants.

De la visibilité

Une signature invisible ne vaut rien. Les photojournalistes ont toujours dû montrer leur travail. Autrefois cela se passait principalement par un book que l’on présentait aux rédactions et les plus chanceux ou talentueux pouvait avoir des articles de presse sur leur travail ou des livres à montrer par exemple.

Internet offre un large champs d’outils qui permettent de valoriser son travail et de mettre en place son réseau professionnel. On pourra me rétorquer qu’il était possible de se faire connaitre sans internet. C’est vrai, mais bien qu’il ne faille pas négliger les outils de promotions et de démarchage du passé, le numérique ouvre des nouvelles voies qu’il convient d’explorer et surtout de ne pas craindre : « Photojournaliste n’ayez pas peur d’Internet » ! ((Une partie des exemples de ce point sont tirés de ce billet de Gérald Holubowizc))

Site web, blog, réseaux sociaux

  • Indispensable pour tous les photographes, un site web, même simple permet d’avoir un vrai book en ligne où l’on peut montrer ses images à sa façon et sans limite. Ce book a l’avantage d’être renouvelable facilement et touche potentiellement toutes les personnes connectées à internet. Une audience large et internationale pour ce qui est une véritable carte de visite virtuelle. Un site sous wordpress est très simple à monter ou l’on peut opter pour toute une série de solutions que conseil Gérald : « Livebooks.com, Smugsmug.com, Foliolink.com ou IFP3 pour les solutions tout intégré. Neonsky, un des leaders dans le segment portfolio et Netfolio sont aussi des solutions à envisager […] Affichez vos images en grand, clairement dans un écrin signé à votre nom.« 
  • Un blog permet de toucher une audience via des billets concernant ses photos, son actualité ou ses réflexions et astuces sur le métier. L’avantage de faire part de son actualité permet de montrer que l’on est actif, que l’on peut répondre à différents projets. Le blog peut être une place d’expérimentation pour montrer des photos non diffusées ou des essais photographiques par exemple.
  • Les réseaux sociaux sont un excellent moyen pour fidéliser une audience, s’impliquer dans la profession et ses débats et montrer ce que l’on fait. Très utilisés au quotidien, ils sont les bons compléments à un blog et un site web. Facebook et Twitter sont les plus populaires (chaque jour je reçois des propositions pour suivre des pages facebook de photographe). Linkedin ou Viadeo peuvent aussi être utiles.
  • Montrer et partager : Les sites de partages d’images drainent aussi de l’audience et des clients potentiels. Ils participent à la promotion professionnelle. Flickr ou DarQroom sont des exemples de sites où il peut être utile de mettre une partie de son travail. Toujours dans l’idée d’afficher et d’avoir un retour.
  • Ne pas hésiter  à participer aux forums de Lighstalkers ou Photojournalisme.fr ou à une liste comme Epuk (dont une « version francophone » devrait voir le jour sous peu).

On pourrait citer encore des dizaines de solutions qui s’offrent à nous pour se promouvoir. Ces nouveaux outils, conjugués aux anciens, participent à la visibilité et à la définition d’une identité professionnelle. Cette identité, qui ne se veut pas factice puisque nous la choisissons, est à même de mieux nous inscrire dans l’espace public et dans l’espace professionnel. On a coutume de dire qu’il existe des mauvais photographes qui sont bons vendeurs et des bons photographes qui sont mauvais vendeurs. Il faut désormais être bon photographe et savoir parler de ce que l’on fait, savoir se vendre. Plus que jamais.

Il ne faut cependant pas croire que se faire une place dans un réseau est directement rémunérateur. C’est un travail en deux temps : c’est d’abord se créer une identité, une audience et c’est ensuite attirer l’œil (soit passivement, soit activement en démarchant) des services photos, des partenaires possibles, des clients. Dans un article du site journalisme.info, des rédacteurs en chef de sites d’informations en ligne expliquent qu’ils prennent en compte l’activité numérique des candidats. Si cet article concerne principalement les rédacteurs, cela dénote toutefois une évolution. Dans ce cadre, il faut tenir compte aussi de toute la nouvelle génération de personnes susceptibles de vous faire travailler qui va arriver sur le marché : une jeune iconographe va peut être davantage chercher sur les blogs ou twitter pour trouver un photographe. J’ai déjà eu des commandes grâce à mon blog, des amis ont vendu des photos qui étaient sur leur compte pro Flickr et d’autres trouvent des contacts et partenaires pour des reportages sur twitter.

2.b/ En position de force face aux nouvelles écritures : du photojournaliste au journaliste visuel

L’arrivée du numérique et du web permet à des nouvelles formes de récits journalistiques d’apparaître.

De part leurs outils de travail (un appareil photo et désormais vidéo ((Un blog anglophone recense les usages journalistiques de la vidéo sur les reflex numériques : www.dslrnewsshooter.com)), un ordinateur, des logiciels de traitements d’images) et leurs pratiques (notion de cadre, de lumière, d’éditing), les photojournalistes ont des compétences pour accéder plus facilement à ces nouvelles formes de représentations.

Aujourd’hui, sur le terrain, on ne pense plus toujours en terme de photo « double pages » ou de photo « couverture » pour un magazine. On se demande plutôt si l’on va prendre du son, si l’on ne va pas faire un petit entretien vidéo ou si on ne pourrait pas faire une petite série d’images qui pourraient se superposer dans un montage multimédia.

La photographie d’information est en première place dans les productions multimédias ((voir une liste très complète ici)) qui vont du simple diaporama sonore au webdocumentaire en passant par les POM. « Le socle du webdocumentaire c’est la photo » comme le dit Mathieu Mondoloni, photographe. Il est encourageant de voir que le milieu du photojournalisme est présent dans les débats tournant aujourd’hui autour du multimédia. La photographie d’information est loin d’être absente de la profusion de sites web ressources et d’articles qui traitent et réfléchissent à ces nouveaux modes de narrations. ((Voir aussi : un article sur la stratégie multimédia sur le blog de Gérald Holubowicz, les sites L’interview.fr et Digital Story Telling.)) Ce n’est pas un hasard si le prix du webdocumentaire RFI/France 24 fut remis à Visa pour l’Image, festival incontournable du photoreportage.

Quelques exemples de productions multimédias avec une base photographique

  • Territoires de Fictions lancé en 2005 est un projet éditorial de production de 52 courts métrages photographiques, appelé POM ((Petite Œuvre Multimédia)), sur la France d’aujourd’hui. Ils ont été produits à l’initiative de photographes avec l’appui de réalisateurs et de créateurs sonore.
  • Le travail de Magnum In Motion ou de MediaStorm. Fondé à l’initiative de Brian Storm, MediaStorm propose surtout le développement multimédias de récits photographiques. Les productions peuvent atteindre une durée finale d’une vingtaine de minutes. Dans une interview sur Samsa News, Brian Storm dit accorder une grande importance à l’histoire : « je dirais que la photo tient une place centrale mais c’est le récit qui est le plus important », et il rappelle l’importance du travail sonore « L’audio, c’est la colonne vertébrale du multimédia. L’audio est l’élément central dans ce que nous faisons. Oui, nous adorons la photo et tous nos projets naissent avec la découverte de sujets visuellement sophistiqués. Et la question est: comment trouver l’audio qui va soutenir cela qu’il s’agisse de photo ou de vidéo. »
  • Les webdocumentaires Voyage au bout du charbon, Le corps incarcéré, La Maraude à l’écoute des sans abris.
  • Les séries comme celle de Todd Heisler, One in 8 millions, sur les habitants de New-York.

Un renouveau pour l’histoire photographique

Alors que de nombreux photojournalistes ont aujourd’hui une entrée « multimédia » sur leur site web, il est positif de voir que la photographie trouve dans ces nouveaux modes de rédactions une place de première ordre. On trouve généralement plusieurs dizaines de photos dans des webdocumentaires ou des POM ce qui est bien supérieur aux publications dans la presse papier. Le son ou la vidéo sont à même d’apporter une meilleure contextualisation du sujet, une profondeur dans l’information. « Ne prenez pas seulement une personne en photo, donnez-lui une voix » ((Brian Storm sur Samsa News)). La recherche d’une interactivité permet des nouveaux liens avec les lecteurs. Souvent cantonnés à un rôle d’illustration, les photojournalistes ont l’occasion, avec ces nouvelles formes de narrations, de redonner une noble place à la photographie, au récit illustré, à leurs histoires. Nous sommes auteurs, ne nous en privons pas.

Si j’accorde aux photojournalistes un rôle clé à prendre dans ces nouvelles écritures documentaires, l’innovation provient surtout de l’union de nouveaux acteurs avec les auteurs  : producteurs, réalisateurs, ingénieurs du son, développeurs multimédia/web, infographistes, flasheurs, chercheurs etc. Ces nouveaux acteurs ne viennent pas uniquement de la presse, ils sont issus de milieux aussi divers que le jeux vidéo, la création web, la télévision, la recherche. Ils agissent encore dans un terrain en friche, se définissent souvent comme des laboratoires ((Des laboratoires : L’expérience du New York Times ou le Media Lab de Science Po)). Deux récents débats filmés donnent un aperçu de la dynamique autour de ces nouvelles écritures : « Nouveaux Médias, Nouvelles Ecritures » et « “Nouveaux médias” et frontières qui s’estompent ».

Est ce que les photojournalistes ou les rédacteurs ayant appris la maitrise des outils d’images convergent-ils vers un nouveau métier, celui de « journaliste visuel » ? Nous ne sommes plus uniquement photographe, nous avons une expertise sur l’image et de multiples compétences transversales. Le blog anglophone, au titre évocateur, After Photography pense que « nous sommes maintenant à l’aube du journalisme visuel, tout comme les utilisateurs du daguerréotype étaient à l’aube de la photographie, sauf que la plupart d’entre nous n’est pas en mesure d’en apprécier les défis ». ((http://www.pixelpress.org/afterphotography/?p=794))

C’est un futur qui reste à inventer et dont les productions multimédias d’aujourd’hui n’en sont que les expérimentales prémices.

Ce billet était le troisième– d’une série de 5 – sur l’avenir du photojournalisme. Voir aussi l’introduction (1/5), « Historiquement, les photojournalistes se sont organisés en dehors des rédactions » (2/5), « Quels modèles pour financer et diffuser le photojournalisme ? » (4/5) et la conclusion « Des questions essentielles à résoudre pour cette nouvelle ère du photojournalisme » (5/5).


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